Le portail d'Ulsan



Arrivé en Corée du Sud, Gonzague découvre dans le compartiment de la consigne une combinaison ajustée gris pâle, une autre combinaison technique, épaisse, renforcée et isolée, aux allures de treillis militaire, un étrange gant à trois doigts à enfiler sur les pouce, index et majeur de la main droite ainsi qu'une carte d'accréditation pour un hangar de l'usine Hyundai à Ulsan.

L'usine automobile d'Ulsan est un monstre, une ville de 34 000 employés entièrement dédiée à la production industrielle, rationnelle et ordonnée, avec son hôpital, ses stations d'épuration, son port donnant sur la mer du Japon. 500 hectares de chaînes de montage, d'entrepôts, de parkings et de bureaux qui crachent 1,6 millions de véhicules par an. Dans ce dédale de hangars, Gonzague découvre sa destination et, après avoir été dûment contrôlé, s'introduit dans une installation aux airs d'aéroport où semble se préparer une expédition militaire. Alimenté par une nuée de techniciens en combinaisons aux couleurs codifiées, protégé par des soldats munis de fusil d'assaut et d'armures hi-tec, un convoi ferroviaire improbable, chargé de tôles métalliques, de caisses de vivres et de composants, de connectique et de tuyaux, est sur le départ. Harnaché, identifié comme Bisesero, Gonzague intègre une équipe technique et prend place dans l'un des wagons. Bouffées de vapeur glacée, gyrophares criards, instructions calmement ânonnées par haut parleur en anglais, coréen et allemand, un compte à rebours se déclenche et les visages se ferment. L'atmosphère d'un pas de tir de fusée spatiale.

Soudain, un éclair intérieur, un accès de nausée et le convoi s'ébranle lentement tandis que ses portes s'ouvrent après quelques secondes, révélant l'immensité immaculée d'un désert glacé dominé par un ciel d'un bleu profond. Très vite, alors que Gonzague soupçonne avoir été transporté loin, très loin d'Ulsan, les choses dégénèrent et sa surprise doit céder la place au simple instinct de survie. L'éclat du sang sur la neige, les corps déchiquetés jetés sur le bord de la voie ferrée qui conduit le convoi vers un bâtiment hémisphérique à quelques centaines de mètres, les rafales d'armes automatiques, les cris et les ordres contradictoires indiquent qu'ils étaient attendus.

S'ensuit une fuite désordonnée vers un ensemble de bâtiments blancs nervurés d'or pâle alors que techniciens et soldats tombent les uns après les autres, rattrapés par quelque chose qui semble avoir nettoyé la station Terminus, selon les mots d'un chef d'escouade qui requiert un rapatriement en urgence vers Ulsan. Gonzague et quelques autres se réfugient dans un hangar qui s'avère être un héliport abritant un imposant hélicoptère à double rotor. Le temps d'activer l'appareil, d'abaisser le dôme de protection du bâtiment et de prendre le large, trois autres victimes volent en morceaux.

Gonzague, un pilote effaré nommé Tobias et un scientifique aux bras chargés de dossiers, disques et notes nommé Claudius fuient enfin la zone du carnage. Sous le choc, ses deux compagnons ne se livrent pas facilement. Tobias affirme devoir rejoindre la STOP station pour faire un rapport et effectuer une demande d'autorisation officielle d'évacuation. Elle sera à n'en pas douter acceptée et ils pourront faire route directement vers Hobart. Pôle sud, donc. Quant à Claudius, il radote, écartelé par la terreur, la colère et la frustration, agrippé à son trésor. Il prétend avoir volé tout cela au "Français" avant que les choses ne tournent mal. L'invité de marque par qui tout est arrivé, une erreur tragique, impardonnable.

STOP station est un minuscule avant-poste à peine visible dans l'univers monochrome antarctique mais il a le mérite de disposer d'un héliport et des commodités de base. Surtout, il est équipé d'un système de communications avancé et est très proche de la station scientifique Dumont d'Urville. Un aperçu de la civilisation et de la normalité. Pourtant, cette halte vire au cauchemar. Claudius et Tobias sont mis en pièces par la chose qui s'était introduite dans la soute de l'hélicoptère. Gonzague parvient à fuir en empruntant un véhicule polaire, laissant derrière lui prédateur qui affecte la forme d'un homme vieillissant, au visage mangé de barbe grise et au regard sombre. Garnier.

Le système de navigation avancé du véhicule guide Gonzague vers DDU. Il fait route à toute vitesse vers ce qu'il espère être un refuge de taille à affronter le monstre qu'est devenu Garnier, l'arpenteur impuni des Jardins de l'Agora, récolteur du sang du Sagittaire, Hermès Trois-Mages aux visées troubles qui a séduit le Cercle de Vienne pour mieux le trahir. Il en doute mais doit, de toute manière, rapidement interrompre sa course. Un homme se tient sur son exacte trajectoire, à moins de cinquante mètres. Evidemment. Puis un torrent de lave se déverse en lui, sa combinaison l'étouffe, il doit s'en débarrasser, il s'extrait de l'habitacle, suffoquant, arrache ses vêtements les uns après les autres. Il est carbonisé, écorché, nu au milieu de l'Antarctique. Garnier, tout proche, trouve sa main et le serre doucement, faisant jaillir en lui des visions de forêt impénétrable où dansent des chasseurs vêtus de terre et d'osier, un océan turquoise ponctué d'îles blanches comme le lait, une usine bruyante où dansent des milliers de visages de porcelaine.

 Gonzague est à genoux, dans une pièce plongée dans la pénombre. Des sarcophages translucides emplis d'un liquide ambré se dressent autour de lui. Cinq hommes ruisselant de Ténèbres l'observent avec curiosité, leur regard passant de sa nudité aux machines bourdonnantes qui occupent la salle avec un égal appétit.

"Quel rapport avec les chiens ?" lâche une voix aigre.

"Nous le saurons bientôt" répond Garnier.

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