La racine du mal

Irem est une ville sculptée dans les ténèbres. Du moins en revêt-elles les atours. Mensonge architectural, elle se drape d'illusions et perpétue un souvenir trompeur d'une effrayante solidité. Ses rues, parfois vacillantes, parfois fausses comme un décor de théâtre, sont peuplées d'hommes et de femmes arrachés à l'antiquité qui les a vu vivre. Aujourd'hui, ils ne sont que des réminiscences entretenues par une mystérieuse force sombre qui a immortalisé la cité avant que son équivalent physique ne disparaisse, avalé par le sable, pulvérisée par le temps.

Irem

Iften se remémore les colères de sa reine et les défis qu'elle inflige à ses prétendants. Il doit aujourd'hui, avec l'aide de ses compagnons, fouler à nouveau le chemin qu'Hassan a emprunté avant de fuir. Il doit obtenir les clés des points cardinaux pour oser solliciter un de ses regards. Salomé, c'est son nom, il s'en souvient.

La reine du Nord, bédouine trônant dans un souk parfumé entourée de ses conseillères, requiert la réponse à une énigme et l'obtient.

Le roi de l'Est, triste homme scorpion qui hante les ruines d'une tour emplie de manuscrits, entouré d'innombrables silos où sont consignées des milliers de vies met Hassan face à son échec. Tous ses hommes sont morts. Ainsi que la femme qui l'avait guidé en ces lieux. Ce roi seul a conscience de n'être qu'une image imparfaite de l'administrateur qu'il fut. Il sait que cette cité est une prison, un fort où étaient préservés les objets les plus précieux et les plus dangereux du royaume de Salomon. Sans doute l'épée d'Iblis faisait-elle partie de ce trésor. A l'issue d'un échange amer et nostalgique et après avoir confirmé que sa harpe était bien faite des restes de la compagne de voyage d'Hassan, Jalaifa, le roi offre sa clé à Iften.

Le roi de l'Ouest n'est pas de taille face à l'art de Mickaël et l'énorme guerrier tombe en une passe d'armes, accordant sa clé, le visage tordu par la haine et la honte.

Enfin, la reine du Sud, vêtue d'écume et de coquillage, souhaite revivre dans le secret de sa couche la nuit de passion que lui avait offert Hassan. Elle semble n'exister que pour éprouver à nouveau le feu de cette étreinte. Satisfaite, elle donne sa clé en faisant promettre à Iften de ne pas l'oublier, lui offrant en échange son nom : Warda. La rose.

Ainsi, les Trinités peuvent enfin accéder à la tour qui domine la cité et au sommet de laquelle trône une plateforme ornée de dômes et de colonnes, envahie de plantes rampantes et d'oiseaux indolents, d'arabesques et de mosaïques colorées. Suspendue dans les airs, cette salle ouverte sur le vide est décorée de tapis, tentures, profonds fauteuils, fontaines et en son centre, une trappe de métal scelle l'accès à ses profondeurs. Walid, un jeune et suspicieux servant concède l'accès aux Trinités qui produisent les clés requises, mais Salomé n'est nulle part.

La trappe circulaire révèle un puits obscur contre la paroi duquel se déroule un escalier en colimaçon intérieur aussi abrupt et mortel que celui utilisé pour gravir l'extérieur de l'édifice. La tour n'est qu'un cylindre de pierre évidé où souffle un vent aux accents plaintifs. L'escalier s'interrompt au cœur de l'obscurité et donne accès à une unique porte, une unique salle.

Dans une pièce définie par les faces de colossaux blocs de basalte, exhalant de puissantes effluves de Ténèbres, un autel de pierre accueille une femme endormie d'une beauté saisissante. La reine d'Irem, Salomé, est plongée dans un sommeil millénaire et de son flanc percé s'écoule une rigole de sable. Iften/Hassan est un instant pétrifié, asssailli de visions, de doutes qu'un déluge d'images et de sensations viennent confirmer. Il sait où il se trouve, il sait ce que recèle cette blessure, il sait que cette pièce n'est en rien la chambre de la reine. C'est ici qu'Hassan s'est introduit il y a plus de mille ans pour dérober ce qui couvait sur cet autel et exsudait tant de noirceur. C'est avec l'objet qui a figé Irem dans cette perpétuelle non-vie, lui interdisant l'oubli, qu'il s'est échappé, comme un voleur.



Un instant plus tard, Iften a plongé sa main dans la blessure de Salomé pour tirer l'authentique épée d'Iblis, l'Epée de Feu assassinée par ses sœurs. Cette arme en main, la personnalité d'Iften vole en éclats et il devient l'incarnation sur Terre de la guerre, de la haine et de la vengeance. Les yeux écarquillés, luisants comme des brasiers, il pousse un cri de dieu enragé et sait instantanément que la conquête et la destruction du monde ne sont qu'une question de temps. Quelques jours, quelques semaines tout au plus. Il commencera par massacrer les importuns aux désirs contradictoires qui le parasitent, puis rasera cette ville, avant de marcher dans la lumière, de ravager les possessions des hommes, moissonnant leurs vies jour et nuit. Il constatera leur impuissance à arrêter un être tel que lui, l'inanité de leurs armes, la médiocrité de la sapience des acteurs occultes. Il n'aura ni allié, ni sujet, ni esclaves. La mort pour tous, la destruction partout.

Mais Iften, dans un éclair de lucidité parvient à repousser cette délirante pulsion et se retrouve face à la femme qu'il a trompée et abandonnée il y a si longtemps. Est-ce seulement une femme ? Mérite-t-elle seulement qu'on lui parle et lui accorde de l'attention, elle qui n'est qu'une sombre copie d'une vie disparue, reine de Saba, épouse de Salomon, la belle Balqis. Il décide que c'est le cas.

Et, alors que le tumulte gronde à l'extérieur de la tour, la population s'amassant à son pied, il estime que la vérité doit éclater pour tous.

Il y a mille ans, il est un dignitaire religieux, un érudit arrogant et provocateur, sûr de son savoir et de la finesse de son esprit. Ses ennemis sont nombreux, ses sujets dévoués, il suscite l'admiration et la haine. Il rencontre Jalaifa, une femme qui le guide dans de nouveaux mystères de sa foi et le met sur les traces d'Irem. Comme aujourd'hui, il en surmonte les épreuves et devient roi aux côtés de Salomé. Mais Jalaifa lui souffle qu'Irem couve de prodigieux trésors et Hassan s'introduit dans les plus profondes salles du palais pour faire main basse sur des objets qu'il pense être emplis de sagesse et de la présence d'Allah. Mais pour en jouir, il doit quitter les lieux, refuser le mariage avec Salomé, l'abandonner et fuir la ville. Dans la précipitation, il provoque la fureur de sa reine et de son peuple, il fuit, emportant ce qu'il peut. Jalaifa le suit, bousculée par la foule qui les traque et tâche de les retenir dans ce piège de ténèbres.

Aux portes de la ville, le chargement d'Hassan et de Jalaifa s'affaisse et la femme ne souhaite conserver qu'un unique objet. Les cris sont partout, les trompes résonnent, les tambours grondent et le voile qui dissimulait le butin de Jalaifa tombe. C'est une idole de pierre noire, un tétraèdre suintant de murmures effrayants, un objet maudit. Hassan se précipite sur Jalaifa et trébuche sur un miroir. En un instant, la cité disparaît, Jalaifa n'est plus. Hassan est seul dans le désert face à un monstre de roc qui l'invite à le contempler, à le toucher, à lui parler.

Il refusera pendant des années. Jusqu'à sa trente-troisième année et la prise de contrôle de son Archonte dont le premier geste est de s'ouvrir à l'artefact qui lui révèle ce qu'il est.

Baphomet, parfait être de Ténèbres, celui qui inspira aux 72 Archontes d'Eden le projet de détruire les Arbres-Fondations et de disloquer la création des Elohim. La racine du mal.

Salomé, reine de Ténèbres d'Irem, mère de la nuit

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