Démonter la machine

La situation en Eretria incarne le blocage et la stase et les Trinités doivent comprendre ce qu'elle cache. Pour comprendre, elles doivent expérimenter, tester, éprouver et donc bouleverser l'ordre bien établi de ce monde, remettant en cause ses rites, ses croyances, ses fondements mêmes.

Deux directions, le nord et le sud. Le nord avec son désert menaçant, hanté par les hommes-oiseaux qui harcèlent Eretria depuis leur lointaine forteresse et le sud avec sa porte qui tremble chaque soir, lors du "Tonnerre", cette tempête à la régularité métronomique contrecarrée par la ferveur et la puissance du rite vespéral de Likourgos.

Les conclusions tombent vite.

Le rite du soir est, en partie, une supercherie entretenue par Likourgos et Koros l'aveugle. Le premier maintient l'illusion d'une prescription magico-religieuse obscure, permettant au second de se glisser chaque soir dans une chambre souterraine à flanc de falaise pour manipuler une machinerie extrêmement complexe, mélange de sphère armillaire, poste de navigation et de pilotage, instrument de calcul aux propriétés enracinées dans une authentique astrologie opérative. Koros et Likourgos ont été instruits de l'existence de cette machine par Momoros lui-même qui leur a confié la mission de sauver chaque soir leur monde. Le pouvoir politique accordé par cette autorité mystique à Likourgos est vide. La magie du vieil homme réside dans cette machine, qui, finalement, est tout aussi mystérieuse que les incantations auxquelles croit la population d'Eretria. Mais alors que la puissance mystique présumée de Likourgos ne peut être contestée, une machine peut être vue, touchée, détériorée ou détournée de son but. Tout concourt ici à en taire l'existence pour s'assurer son bon fonctionnement.

Lorsque Simon tente de prouver que le rituel du soir est inutile, les convictions vacillent, et quand le notable Arkanos se montre plus curieux et perspicace que prévu, il se trouve simultanément ouvertement menacé et investi du secret. Sa mort violente le lendemain est d'autant plus problématique que les décès sont rares et remarqués en Eretria. Et le volubile Arkanos s'était ouvert à Daphné de son souhait de faire une grande révélation le soir suivant. Les Trinités sont accusées, notamment Simon, d'avoir réduit au silence Arkanos de la plus atroce des manières et le trouble gagne le Jardin. Ces élus, ces conseillers d'un roi tant attendu censé saisir le trône vacant de l'empereur Lug, ne seraient peut-être pas animés d'intentions aussi louables qu'il n'y paraissait initialement. Le soupçons se portent rapidement sur Likourgos qui avoue dans le secret du palais royal. Il est conscient de sa mission, de la nécessaire ignorance dans laquelle doit être maintenue son peuple et en cela, il partage l'opinion de Simon. Manipuler Eretria, c'est la sauver et il acceptera la rétribution choisie par le roi.
Daphné, placée dans la confidence par Philibert Basileus, se met sur les rangs pour appliquer ses décrets et décisions, dans l'intérêt du royaume bien sûr, et prend son rôle de reine et de prêtresse d'ores et déjà très à coeur.
La situation est tendue, les Trinités louvoyant entre la nécessité de préserver ce monde et ses habitants, de sauver Lyon, de composer avec les appétits de pouvoir de chacun.

Au nord, l'inaccessible désert recèle d'étranges pierres sphériques d'un rouge profond saturées de Karma Lumière soupçonnées d'être des gouttes de sang du Sagittaire. Ces pierres sont régulièrement collectées par les chasseurs de Drakôn, sous la supervision de Likourgos et sur ordre de Momoros. Le sage Likourgos avait omis cette information mais il a bel et bien livré des dizaines de kilos de ce matériau à la tour de Momoros.

Cette tour, une installation perchée au sommet de pilotis, moderne et bien équipée, est située à la lisière du désert et constitue un point de rendez-vous discret entre Momoros et Likourgos. Un jardin bien pensé, un système de collecte de la rosée, un équipement de survie, des rations et un atelier confirment l'anachronisme du lieu. On y trouve de nombreuses notes, dessins, graphiques et calculs qui traitent de la vaste machinerie qui semble sous-tendre le monde de l'Arène, des Jardins et de Lyon. Six machines sont réparties dans six Jardins et toutes concourent à contenir l'explosion de la dernière flèche du Sagittaire qui frappa Lug, l'empereur de tous les mondes. En remodelant chaque soir le paysage karmique, en équilibrant, détournant, modifiant les flux de Karma Lumière et les lignes Ley, Momoros, qui semble être le fameux RF ou Robin Flachet, maintient un statu-quo salutaire qui permet d'éviter la destruction.

Aussi, les hommes-corbeaux de Lug, les Lugduni, ne seraient pas des envahisseurs mais de simples croquemitaines qui protègent les habitants des jardins en les dissuadant de s'avancer près de la flèche et de remettre en cause la validité des rites. Et Lug se serait sacrifié, s'exposant au trait du Sagittaire, en proie à une interminable agonie rythmée par ses inspirs et expirs toutes les 16 secondes.

Quelles sont les options pour passer de l'équilibre instable à une solution pérenne ? Les Trinités pensent à rétablir l'état antérieur de l'Arène/Agora en noyant le feu de la flèche dans les eaux du fleuve qui traversait les lieux via la porte du Verseau. Comment savoir ?

Laissant Eretria aux bons soins de Daphné (Likourgos ayant été officiellement accusé du meurtre d'Arkanos et exilé), elles attendent beaucoup de leur voyage dans le désert, vers le nord, en quête de l'hypothétique forteresse des corbeaux. Après avoir rencontré un détachement de Lugduni, saisi qu'ils n'étaient pas réellement hostiles, qu'ils connaissaient et respectaient les Lames-Soeurs et que le désert conduisait finalement au coeur de l'Arène, les Trinités ont la ferme intention de prendre en main le destin de ces mondes.

La colonne de flammes qui traverse la plaine en ruines s'élance dans le ciel devant elles. A quelques centaines de mètres, au pied de l'à-pic de feu, un mur ocre s'élève, un rempart de boue séchée dominée par une tour de quelques mètres. Un homme paraît en son sommet.

Avec la livrée militaire complète du combattant sur le terrain depuis bien trop longtemps, AK-47 en main, qui hurle de ne pas faire un pas de plus. Et tout s'éclaire. Le rempart est le corps d'un bâtiment qui émerge du sol poussiéreux, la tour est un kiosque de métal hérissée de tubes tordus.

La forteresse des Lugduni érigée au pied des flammes prêtes à l'engloutir est un sous-marin nucléaire soviétique K-19.


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